— Ne touche jamais à ça !
Je retirai prestement ma main, tremblante de frayeur. Jamais ma grand-mère, d’ordinaire si douce et gentille, ne m’avait parlé de cette façon.
La pièce était remplie de livres, les étagères lourdement chargées touchaient le plafond. Il y en avait sur sa table de travail, sur les fauteuils, sur le bord des fenêtres, des pyramides de bouquins encombraient le plancher de son bureau. Pourquoi celui-ci était-il caché dans le tiroir ? La curiosité étant plus forte que la peur, j’osai lui demander :
— Pourquoi ?
— Parce que je le dis !
J’avais beau n’être qu’une gamine de dix ans, je savais quand même pertinemment que cet argument ne tenait pas la route. Elle l’avait toutefois sifflé d’une façon si sèche et catégorique que jamais n’aurais-je osé répliquer.
Le mystère du livre interdit resta entier pendant quelques années, jusqu’au lendemain des funérailles de ma grand-maman, quand je me rendis chez elle pour récupérer le contenu de sa bibliothèque, la part d’héritage qu’elle m’avait légué par testament. Mes mains tremblaient comme si j’étais encore une gamine lorsque j’ouvris le tiroir du bureau. « Prends tous les livres que tu veux », me dit maman, mais en vérité, il n’y en avait qu’un seul qui m’intéressait.
Ce n’était pas un journal intime, comme je l’imaginais à dix ans, ou encore des Cent vingt journées de Sodome, comme je le pensais beaucoup plus tard. Il s’agissait plutôt d’une belle édition reliée de cuir outremer des Chansons de Bilitis de Pierre Louÿs. Sur la page de garde, on pouvait lire cette dédicace à la calligraphie élégante :
L’amour suffit pour justifier une existence entière
Même si cet amour, impossible
Ne pouvait que se terminer dans les larmes
À toi, pour toujours
Alexandra
En ouvrant le livre, une dizaine de feuillets tombèrent sur le sol. Ils n’étaient pas signés, mais étaient couverts de la même écriture que la dédicace et racontaient dans ses moindres détails une rencontre intime entre deux femmes. Malgré un vocabulaire un peu vieillot et un style maladroit, le texte était puissamment érotique. Tout – mais absolument tout – y était raconté dans ses moindres détails, de la façon qu’elles s’embrassent aux positions acrobatiques qu’elles adoptent, du goût acidulé de la cyprine à la texture des nymphes, du mouvement des langues, des doigts et des bouches jusqu’à la puissance des orgasmes. Les deux protagonistes s’adonnaient aussi à des trucs que dans ma grande naïveté je ne soupçonnais pas qu’on puisse faire (et que jamais je n’aurais pu croire que mon aïeule pratiquait), comme l’anilinctus et le fist vaginal. Bref, c’est pornographique et hardcore à souhait – et daté du 8 juillet 1951.
Je jetai un coup d’œil furtif pour m’assurer que ma mère n’était pas dans les parages, cachai le bouquin dans le fond de la boîte, sous les œuvres complètes de Paul Valéry et m’enfuis comme une voleuse.
Plus tard, les yeux remplis de brouillard, j’aidai ma mère à emballer les vêtements de ma grand-mère. La curiosité étant plus forte que le chagrin, je lui demandai :
— Grand-maman était encore jeune quand grand-papa est mort. Pourquoi ne s’est-elle jamais remariée ?
— Elle était inconsolable, ma chérie.
— Ah. Et l’amie de grand-maman, celle qui nous recevait l’été à son chalet… comment elle s’appelait, déjà ?
— Alex.
— Elles se connaissaient depuis longtemps ?
— Depuis la petite école, je crois. Elle ne m’en parlait pas beaucoup.
— Tu sais si elle est toujours vivante ?
— Je ne sais pas. Pourquoi toutes ces questions ?
Je contemplai tristement les maigres possessions de ma grand-mère pendant quelques instants, puis répondit :
— Parce qu’elle m’a transmis une partie de mon héritage.
